Sur de nombreux forums, on prend soin de distinguer les simples déplaçoirs des véritables automobiles. Et ce faisant, on distingue aussi les vulgaires utilisateurs de moyens de déplacement non collectifs, et les véritables automobilistes. On peut supposer que le passionné se situe nécessairement parmi la seconde catégorie, faisant de la conduite, ou même parfois de la simple contemplation automobile une expérience quasi artistique, une culture à part entière.
Evidemment, comme toutes les cultures de l’ère moderne, la culture automobile, et donc l’automobilisme en général s’est dilués au fur et à mesure que l’objet qu’est la voiture s’est répandu dans le monde, au point que la sortie de nouveaux modèles ne suscite plus que rarement un enthousiasme à la hauteur de ce qu’il pouvait être dans le passé. Seuls les engins d’exception peuvent aujourd’hui offrir ce supplément d’âme, ainsi que les véhicules de collection. A moins qu’on puisse aussi, dans des engins simples, se faire plaisir à bon compte, sans frime, sans domination économique, mais dans la véritable joie automobile, quand bien même celle-ci serait modeste, extrêmement subtile et presque imperceptible aux yeux du commun des mortels.
Dans les années 60, certains sentent ce glissement. Et c’est sans doute effectivement à cette époque qu’on a pu constater la disparition progressive du héros tenant un volant dans ses mains. Ainsi, Pierre Dumont, dans un livre intitulé Au temps des automobilistes dresse-t-il, en 1965, un tableau pessimiste et nostalgique du paysage automobile français, qui lui semble glisser vers la banalité du déplacement, là où il applaudissait auparavant l’audace aventureuse du véritable voyage. Voici ce que ça donne :
« Nos contemporains, trop exclusivement épris de vitesse et de rendement, saurons-ils redevenir des automobilistes ?
Quelque cent cinquante millions d’automobiles sillonnent aujourd’hui les routes du monde entier. Mais ce ne sont plus des automobiles. Les automobilistes, c’étaient d’intrépides novateurs, des explorateurs, des aventuriers, des conquistadors de l’inconnu. Il leur fallait beaucoup de coeur et de muscles, beaucoup de passion et d’entêtement. Ils ne craignaient ni la poussière ni les intempéries, ils méprisaient les ricanements stupides et les injures que faisaient naître sur leur passage la frayeur et la hargne populaires. Ils ne redoutaient pas les sombres corps à corps avec des monstres de métal, aux soubresauts terrible, aux bruits et aux relents d’enfer.
Il est déjà loin le temps où chaque « voiture sans chevaux » était quasiment une pièce unique, avait sa personnalité propre et un peu mystérieuse et sa carrosserie sur mesure. Acquérir une de ces merveilles impliquait de gros moyens ou de gros sacrifices. Le lancer à toute vitesse sur les routes cahoteuses exigeait énormément de poigne et d’adresse. Mais le propriétaire-dompteur éprouvait des joies – et des émotions – également hors du commun !…
Aujourd’hui, tout le monde, ou presque, a ou peut avoir une auto. Et l’auto-de-tout-le-monde n’est plus qu’un outil, qu’un élément de confort quotidien, comme l’ascenseur, la machine à laver et le rasoir électrique. L’usager a rabaissé l’automobile au niveau de ses besoins, de ses petites nécessités, de ses fatigues, de sa paresse. Il a transformé en baudet docile le fier coursier de Ben Hur. Non, il n’y a plus d’automobilistes… »
Pierre Dumont, Au temps des automobilistes, 1965
Illustrations :
- Voyage en auto, Zissou et Yves le chauffeur changent une roue. Octobre 1911. Photographie Jacques Henri Lartigue © Ministère de la Culture – France / AAJHL
- Toulouse-Lautrec, L’automobiliste